On parie que je me casse ?

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Ah c’est pas cool de se faire réveiller en pleine nuit par ses diablotins bien planqués, hein ? Combien de dizaines de crises d’insomnie, d’angoisse, de draps trempés de transpiration et d’étude très approfondie du plafond (tiens y’a une fissure là), avant de réussir enfin à comprendre ce qui couve sous les fesses d’un gros oiseau bien remplumé dans son nid, construit et entretenu depuis presque cinq ans ?

Résumons la situation. Ma vie est une succession de paris. Non, pas Paris, la belle, la brute, la truande, les paris programmés pour me faire perdre. « On parie que… ? » ponctue chacune de mes prises de décision les plus importantes. Pas d’appel à un ami, pas de pile ou face, pas de tableau constellé de + ou de -, pas de réflexion qui dure deux semaines.

Mais revenons à l’origine de cette fâcheuse habitude. Après avoir perdu un bon paquet des-dits paris et avoir dû, dans le désordre, porter un string une journée entière (on ne rigole pas au fond, ça gratte ces choses là), me décolorer complètement les tifs, faire du surf sur un container à poubelles, et autres conneries innombrables, j’avais moyennement le cœur à relancer l’ouvrage. Jusqu’à ce qu’une bouteille de pastis, insidieusement engloutie le jour de ma remise de diplôme final, celui qui vient clore des années de roupillons sur des chaises en bois, vienne rallumer la machine…

« On parie que dans cinq ans, je me casse ? »

Oh ça va hein, je sais, c’est facile de remettre les décisions pas faciles à plus tard. Surtout quand le surlendemain, on attaque d’un pas décidé sa vraie vie d’adulte. Travail, patron, deadline, salaire, monde du travail, urgent, facture, fais ce que je te dis, obéis et tais-toi. Mets de côté cette foutue incapacité à te subordonner et cache donc cette vilaine haine de la hiérarchie, je te rappelle que tu as un loyer à payer. Et avec le sourire, jeune fille !

Si les premiers pas dans cet aquarium rempli de requins ont été assez urticants (voire totalement allergènes), l’escargot a fini par se rouler en boule dans sa coquille, au point de quasiment oublier sa mission de départ; mettre trois cacahuètes de côté pour mieux s’en aller. La tête dans le guidon, c’est facile d’oublier qu’il y a de l’herbe verte au bord de la route goudronnée…

Je ne sais plus trop ce qui a réveillé mon inconscience juvénile endormie; mes collègues de boulot qui commencent à parler de gamins, d’acheter un appart’ à Paris ou en banlieue, de mariage ? L’autorité en réveil d’une hiérarchie travaillatoire, qui jusqu’à un certain moment, était en éclosion latente ? Les rencontres, diverses et (a)variées, hors milieu habituel ? Ou peut-être une synthèse de tout ça…


Comprenons-nous bien; il y a des gens qui ne se grattent pas la tête pour savoir que faire de leur vie: ils étudient, travaillent, se marient, s’installent, se reproduisent, construisent, achètent, investissent, divorcent, ré-investissent, re-travaillent en attendant la retraite. Leur parcours est tout tracé, pas de question à se poser, la vie est facile. J’ai bien peur de ne pas pouvoir faire partie de ces gens-là. Je ne veux plus de réponse, ni de prévision, ni d’automatisme, ni d’ingérence. Je veux courir cul nu dans les champs en braillant J’M’EN FOUUUUUUUUUS !

Ahem… euh… Ne nous emballons pas. Il semblerait que j’aie juste une énième crise d’ado à assouvir. Quand la-dite crise a commencé à être urticante, c’est sur le canapé de copine Clémence que je suis allée me gratter. Clémence qui, au lieu de m’emballer de mais-non-mais-non, comme l’aurait fait n’importe quelle personne insensée, a tout simplement lancé en l’air un deuxième pari; me voilà avec une deadline d’un an pour foutre le camp loin de la catapitale, avec un projet en tête. On ne fait jamais assez attention aux projets imaginés pendant une soirée arrosée, surtout quand on s’en souvient le lendemain. Le compte à rebours est alors lancé, et trois mois plus tard, j’informe mon patron de ma décision d’aller voir ailleurs si j’y suis. Cinq mois supplémentaires ont été nécessaires à planifier la grande échappée. Parce que vous pensez qu’après six ans et demi de sédentarisme accru, j’étais encore capable de me tirer en une heure ou deux avec le même sac à dos que j’avais sur le dos en arrivant à Paris ?

Qu’est-ce qu’on peut en accumuler, des trucs inutiles, en plusieurs années ! Si mon premier déménagement officiel s’est fait avec un sac à dos, le deuxième a nécessité un caddie, et le troisième a mobilisé deux voitures. Autant vous avouer qu’il a fallu faire de la place, donner, offrir, vendre, troquer, stocker et prêter la quasi-totalité de mes possessions matérielles. Le constat de base est simple: plus de maison, plus de trucs inutiles. De toutes façons, vu comment je suis bordélique et tête en l’air, ça sert à rien d’avoir plein de bidules, je les perds assez rapidement. 

Et voilà. Quatre ans et dix mois après mon pari originel, on peut tourner une grosse page cartonnée. Plus de boulot, plus d’appart’, plus de voiture, plus de smartphone ni d’ordinateur, au revoir les copains et les copines, à la prochaine, on charge la camionnette de quelques cartons et on va poser tout ça temporairement chez ses parents, 700 bornes plus au sud. Un dernier coup d’œil au périph’ congestionné au passage, avec un sourire en coin: Paris, j’ai tenu mon pari. Je me casse.


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