Défi noir et blanc 3 – Cat’à poil !

« Bon, on le fait ce calendrier 2012, ou on continue à se toucher la nouille ? »

L’énième rappel à l’ordre sonne comme un coup de pied au cul. Trop de bière a déjà tassé les quelques chips qu’on s’est enfilées à l’apéro, ce soir là, chez Gecko et Flox. Pour une fois, nous sommes en surface, le cul sur les canapés de leur appartement en plein centre de Paris, et pas dans du remblai froid et humide. Un grand sourire me traverse la gueule d’une oreille à l’autre. Bah oui, vas-y, on s’y met à ce foutu calendrier, cette année personne s’en occupe. Et puis ça dérouillera un peu l’appareil photo.

2012 ? Plus précisément, nous voilà en septembre 2011, quelques mois avant le changement d’année fatidique. Les plus attentifs d’entre vous auront compris qu’il viennent de se prendre une ellipse de plus de trois ans en pleine tronche. Que s’est-il passé en trois ans, qui ne vaille absolument pas le coup d’être souligné ? Trois fois rien. Un cursus de deux ans en école photo, avec des projets divers et (a)variés, tantôt suivis avec ferveur, tantôt expédiés le plus succinctement possible. Mâdâme choisit ses rendus et ses cours à la carte, s’enferme au labo noir et blanc, quand elle n’est pas dehors en pleine virée sans but, au hasard des rencontres. A contre-courant d’une formation axée sur le numérique, le milieu pubeux et modeux, je m’acharne à traquer la marge et la résistance, toujours accompagnée de mon fidèle tromblon à négatifs carrés.

Paris impressionne. Arrivée le sac au dos, après quelques galères inhérentes à tout campagnard qui monte à la capitale, je fais mon trou. Et découvre la ville lumière de mes yeux étonnés et grands ouverts.

Paris fatigue. Tout, tout le temps. Jamais de pause. Sans déconnexion. Sans aparté vert, sans silence rythmé par le cri des grenouilles.

Paris use et abuse. De découvertes heureuses en désappointements mal calculés, la pause s’avère nécessaire.

La pause, je l’ai trouvée vingt mètres sous les trottoirs que j’empruntais tous les jours, le 4 février 2010. De hasards en propositions, me voilà embarquée dans un convoi de promeneurs-découvreurs en direction des catacombes. Pas le musée avec les nonosses, les autres, les interdites, tout autour du-dit musée, 120 km de galeries sombres et humides, telles qu’on me les a promises. Je suis morte de trouille. Après quelques heures de promenade, le cul posé sur un prétendu banc qui n’est autre qu’un agglomérat de quelques cailloux entassés les uns sur les autres, je grelote, le futal trempé jusqu’en haut. Mais quel est donc le putain d’intérêt à venir se cradosser et se mouiller dans un environnement hostile, sans lumière, sans couverture réseau, labyrinthique au possible, et apparemment vide ? Aucune idée. C’est sans savoir ce que je cherchais, que j’y suis retournée quelques jours plus tard. Encore. Et encore. Et encore encore encore. Accompagnée, puis seule. A la découverte d’un réseau où tous les repères sont à apprendre, et où, finalement, chaque rencontre se transforme en épopée. Présente toi. Fais toi respecter. Pas facile pour une gonzesse seule, avec pour seul élément de survie son sac à dos et sa lampe frontale. Trace ta route. Explore toujours plus loin. Les yeux grands ouverts, j’apprends une nouvelle géographie de Paris, au rythme de l’absence horaire. Des heures, des nuits, des jours, l’évasion n’étanche jamais ma soif de découverte.

Je reviens avec mon appareil photo et commence à tirer le portraits de parfaits inconnus rencontrés en bas ou rencardés en haut. Certains d’entre eux sont devenus de bons potes. D’autres, jamais revus. La hasard construit une série de portraits présenté en examen final de mon diplôme, et justifiant plus ou moins mes nombreuses absences en cours (de 3D, sinon c’est pas drôle). Le jury, séduit, m’accorde ses faveurs et me propulse, d’un coup de pied au cul bien calculé, directement dans le monde du travail, loin du cocon chaud des studios et du labo tant rôdé. Qui aurait cru que huit mois après ma première descente, j’organiserais une expo photo dans la salle où j’avais rencontré les premières formes de vie humaines ce 4 février 2010 ?

Revenons à nos moutons. Aussi carrées et peuplées de grains d’argent que puissent être ces photos, elles faisaient partie d’une obligation scolaire. Orientée et choisie, mais obligation quand même. L’école finie, on me somme de trouver un boulot, et rapidement s’il te please, y’a un loyer à payer. De labo en studio, en passant par l’atelier, j’enchaîne les heures de post-prod rémunérée, et délaisse tristement l’appareil photo, crevée par les obligations de fourmi. La galère étudiante m’a forcée à tout vendre pour éviter de me retrouver dehors. Le salariat me ramène du matos professionnel, au même moment où le hasard des errances nocturnes me propulse sur le chemin d’une drôle de dame dont l’air de maîtresse d’école m’encourage à entamer la conversation, sur l’air du traditionnel tacle boulettien. Elle ne travaille pas en ce moment, elle descend. Elle cavale seule dans les galeries pendant des heures en écoutant de la trance. Elle se pose où elle veut, quand elle veut. Ça tombe bien, moi aussi.

Les catas occupent alors nos week ends et rythment nos vies entières. Itinéraires, rencontres, potins et rencards nocturnes, j’ai ramassé une équipière, ou plutôt, Geckoo se retrouve flanquée d’une merdeuse de douze ans sa cadette, à traîner de gré ou de force. Bousculant nos zones de confort respectives, nous nous évadons dans le remblai des week-ends entiers. Le binôme, et bientôt la team étendue, est toujours présent aux traditionnels rendez-vous cataphiles du vendredi soir. Et aussi du samedi soir. Et du dimanche-matin-à-15h. La déconnexion sauve de la fatigue et de la lassitude d’une semaine de turbin minutée. On ne fout rien, on décompresse. Jusqu’à ce projet photo commun, tombé comme un cheveu sur la soupe.

Resituons les faits: depuis 2001, la tradition cataphile veut que chaque année (ou presque), une équipe différente édite un calendrier composé de photos quelques peu dénudées, en situation cataphilesque. Du très confidentiel à la participation collective, en passant par le collector artistique, les années précédentes ont vu fleurir un panel assez étendu d’art souterrain. 2011 a été marqué avec brio par les elfes. Le défi de passer après Yannick, photographe émérite, est assez costaud. Je n’ai rien fait sérieusement et personnellement en photo depuis plusieurs années. Le boulot à plein temps, s’il n’a pas tué mon semblant de créativité, l’a au moins mis en sommeil. Mes deux comparses se chargent de la remettre à l’épreuve dans un exercice difficile, le travail en équipe. Geckoo n’avait, pour ainsi dire, presque jamais pris de photo. Flox n’est plus débutant mais s’applique, et il en veut. Allons-y gaiement.

Pendant deux mois, nous faisons le tour des copains et copines déluré(e)s et organisons nos séances photos nocturnes, en semaine de préférence, pour éviter les curieux, et pour arriver bien crevés au boulot le lendemain. Le défi est de taille, car le délai court nous impose une organisation collective aux petits oignons. Contre toute attente, Gecko signe magnifiquement la photo de couverture du calendrier, profitant d’une pause clope des deux autres larrons. Pour rester dans la bonne voie de la motivation, elle apprend en quelques jours le maniement d’InDesign, que j’abhorre au plus haut point, et nous pond une magnifique maquette, rapidement validée après contrôle à l’imprimerie. Le calendrier nous arrive bien rangé dans plusieurs cartons, nous en refourgons une centaine d’exemplaire assez rapidement en deux soirées de distributions endiablées dans notre repaire breton préféré.

La photo ci-dessous a été l’un de mes meilleurs souvenirs de cette série. Pas habituée à poser nue, ni à poser tout court, notre modèle a été d’une patience à toute épreuve, et a elle-même éclairé la magnifique concrétion que nous avions repérée, et même ré-humidifiée pour l’occasion, nous obligeant à composer avec le niveau d’eau fluctuant (et ce jour-là, carrément absent) de notre réseau souterrain préféré. Au-delà des clichés, l’aventure a été une franche rigolade du début à la fin, jalonnée de petits imprévus, de l’ouverture de crâne au remplacement de modèle pour cause de varicelle… Plus encore, ce projet a réveillé ma motivation à repartir au front, armée de ma boîte à images. Et fait taire les fâcheux qui arguaient que je ne ferais rien de bon en restant sous terre.

En presque cinq ans, les catas m’ont volé énormément d’heures de sommeil, quasiment sectionné un tendon, salement froissé plusieurs muscles, fait plusieurs trous qui auraient probablement nécessité quelques points de suture, déplacé trois vertèbres et plusieurs métacarpes, révélé sous forme de douleur tenace l’existence de muscles jusqu’alors inconnus au bataillon, ruiné le semblant de dignité que j’essayais de conserver, vidé plusieurs fois l’estomac dans un coin de remblai inadapté, engrangé des points de fidélité à Décathlon/Go Sport/Vieux Campeur/puces de St Ouen, et assommé mon compte en banque au rayon piles d’Auchan.

Oui, mais. 

J’y ai rencontré des gens formidables. J’y ai photographié des personnages improbables. J’y ai transpiré assez pour remplir une piscine olympique. J’y ai profité de banquets tout aussi gargantuesques les uns que les autres, des crêpes flambées aux fondues savoyardes, en passant par les gaufres et les pancakes, sans oublier une bonne cargaison de croques-monsieur, de makis, de grillades, de gâteaux et de fromages. J’y ai rigolé à m’en faire mal au bide. J’y ai glandé dans mon hamac pendant des heures. J’y ai apparemment tchatché avec le PDG d’une grande entreprise française de téléphonie, malgré mon manque flagrant de souvenirs de cette discussion qui avait l’air endiablée pour les quelques témoins. J’y ai joué du xylophone sur des os humains, et viens de perdre instantanément les trois quarts de mon fidèle lectorat, dégoutté par un tel aveu. J’y ai écouté des dizaines de récits d’anciens, toujours prompts à raviver la flamme de leur jeunesse, sous couvert d’un « le remblai c’était mieux avant ». J’y ai passé tellement de centaines d’heures que mon appart’ n’a été, pendant deux ans, qu’une résidence secondaire tapissée de terre et de fringues trempées. Je m’y suis évadée d’une existence citadine forcée et grise, pour retrouver le semblant d’humanité que je cherchais inconsciemment depuis mon arrivée à la grande ville. Et putain, ça fait du bien !

Aujourd’hui, la majorité de mes potes sont des cataphiles. Nous serions-nous appréciés de la même façon si nous nous étions rencontrés dans des circonstances plus… surfaciennes ? Aurions-nous fait aussi naturellement une impasse sur les conditions sociales qui nous séparent ? Rien n’est moins sûr. Malgré le temps qui passe et l’éloignement du sous-sol, je regarde d’un œil presqu’amusé les nouvelles générations qui débarquent avec la même soif de découverte. Maintenant, plus lentement, moins souvent, je goûte quand même aux joies du remblai, arpentant chaque galerie avec un souvenir heureux dans un coin de la tête.

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